Le 30 juillet 1937, la signature du décret NKVD N°00447 (les deux zéros devant le numéro signifient qu’il provenait personnellement de Staline) marqua le début des répressions de masse, qui emportèrent les vies de millions de nos compatriotes. L’année 1937 correspond à un pic dans la quantité de sang versé et reste une date emblématique. Quel sens donnons-nous à ces pages tragiques de notre histoire ? Quelles conclusions en avons-nous tirées (et en avons-nous tiré des conclusions ?)
En juin de cette année s’est déroulée à Moscou une conférence nationale intitulée « Questions actuelles de l’enseignement de l’histoire récente et de la sociologie dans les établissements éducatifs ». Le 21 juin eut lieu une rencontre de ses participants avec le président de la Russie, Vladimir Poutine. Au cours de cette rencontre le président fit notamment la déclaration suivante : « Souvenons-nous de ce qui s’est passé, à commencer par 1937, n’oublions pas cela. Mais il n’y a eu pas moins dans les autres pays, et même des choses plus terribles encore. Au moins, nous n’avons pas usé de l’arme nucléaire contre des populations civiles. Nous n’avons pas arrosé de produits chimiques des milliers de kilomètres et n’avons pas jeté sur un petit pays sept fois plus de bombes que pendant toute la Seconde guerre mondiale comme cela a été fait au Vietnam. Nous n’avons pas connu non plus d’autres pages noires comme le nazisme, par exemple. Dieu sait ce qu’il y a eu dans l’histoire de chaque nation, de chaque pays. Et on ne peut pas permettre qu’on nous impose un sentiment de culpabilité. Qu’ils s’occupent d‘eux-mêmes ! »
M. Poutine jouit d’une confiance immense et du soutien de la majorité de la population de notre pays. Une cote de popularité si élevée se fonde, entre autre, sur le fait que le président, étant un homme politique de talent, sait exprimer avec clarté et concision l’opinion partagée par le peuple. Les paroles de Poutine citées ici ne constituent pas une exception : de telles vues sont partagées par de nombreux habitants de Russie. Examinons par conséquent ces propos en nous abstrayant de la personnalité et de la fonction de leur auteur et en les considérant précisément comme une idée répandue dans la société.
Malheureusement, la première chose qui saute aux yeux est leur irresponsabilité, digne d’un adolescent. « Bien sûr, nous ne devons pas oublier, mais chez les autres c’est encore pire ! En comparaison avec les autres, nous sommes des anges et qu’on ne s’avise pas à nous inculquer un sentiment de culpabilité ! » Pour illustrer l’affirmation que « les autres sont pires », on énumère les forfaits de ces « autres ». Mais tous ces forfaits sont des crimes de guerre. Ils sont horribles, sans conteste. Mais encore plus horrible est la destruction massive de son propre peuple, qui n’a pas eu lieu chez les autres, mais dans notre pays. Tout sentiment moral normal et non prévenu ne peut ne pas juger que les meurtres et les outrages perpétrés contre ses propres enfants et ses parents sont bien plus criminels que la cruauté, l’inhumanité, et la violence démesurée en temps de guerre. La famine artificielle des années 20 et 30. La destruction de la paysannerie russe. Les répressions incessantes. Le GOULAG. La déportation de peuples entiers. Le polygone de Totsk, où sous le commandement du maréchal Joukov ont été testés les effets de l’arme nucléaire sur des divisions des armées régulières qui ne se doutaient de rien. Et bien d’autres choses encore, devant quoi pâlit sans doute même le Vietnam. Au 20e siècle, seul Pol Pot au Cambodge a procédé à une destruction aussi systématique et intensive de son peuple. En effet, « n’oublions pas cela » !
Il est vrai que nous n’avons pas connu le nazisme, ce régime criminel et inhumain, avec son idéologie de la haine de l’homme. Mais nous avons eu le bolchevisme, un régime non moins criminel et inhumain, qui en outre a inculqué à notre peuple une mentalité dont nous mettrons des décennies à nous débarrasser.
C’est en fait la manière de poser le problème qui est incorrecte. Il s’agit, en effet, de l’histoire de notre propre pays. Certes il convient de l’examiner dans le contexte de l’histoire mondiale. Mais il serait étrange, par exemple, qu’un manuel d’histoire de la Russie décrive en détail la guerre du Vietnam, mais ne consacre au Goulag qu’une demie page succincte, rédigée en termes évasifs et accompagnée de l’inévitable commentaire selon lequel nos camps étaient fort humains et historiquement justifiés sur le fond des atrocités de la soldatesque américaine.
Mais il y a plus. Le président Poutine est orthodoxe. Notre société, elle aussi, est orthodoxe, du moins nous essayons par tous les moyens de nous en convaincre. Le président, comme je l’ai déjà dit, perçoit et exprime très bien l’opinion du peuple. Voyons sur notre exemple, à la manière dont sont perçus les évènements historiques en question, ce que représente cette « orthodoxie de la société ». Il s’agit, je le crains, d’une orthodoxie fort particulière : le repentir en est complètement absent. En lieu et place de repentir, on voit l’autojustification et le rejet de la faute sur les autres, ces autres qui, non contents d’être pires que nous, se permettent en outre de nous imposer quelque chose. « Qu’ils s’occupent d’eux-mêmes » !
Mais occupons-nous de nous-mêmes, nous aussi. Qu’est ce que le « repentir » dans le contexte donné ? Bien entendu, il ne s’agit pas de s’accuser hystériquement de ce qu’on n’a pas commis, comme certains « zélotes » appellent aujourd’hui les gens à se repentir personnellement pour le péché du meurtre de la famille impériale. Convenons-en, il serait absurde qu’un homme viennent en confession s’accuser des massacres de masses perpétrés à une époque où il n’était même pas encore né. Le repentir collectif se distingue du repentir personnel, du mystère de la confession. Il commence, comme l’a à maintes reprises rappelé sa sainteté le patriarche Alexis, par le fait d’appeler les choses par leur nom : un péché est un péché, un meurtre est un meurtre, une ignominie est une ignominie. Un tel repentir ne peut se faire sans prise de conscience par le peuple de sa faute collective. Une telle prise de conscience ne doit pas être, bien sûr, un « complexe » de culpabilité, mais un regard lucide et droit porté sur notre histoire. La société doit prendre clairement conscience que la période allant de 1917 à 1953 tout au moins, sinon à 1980, est une période moralement criminelle pour tout le peuple (les croyants emploieront le mot de péché) ; qu’aucune victoire, aucun succès ne peut justifier le fratricide : que ceux qui étaient alors les chefs de la nation comptent parmi les plus grands criminels de l’histoire ; que les éloges adressés à leurs personnes ou à leurs actions sont pénalement et non seulement moralement condamnables. C’est de ce point de vue que les manuels d’histoire doivent décrire les évènements. Non seulement les hommes politiques qui font l’éloge de l’époque soviétique, mais ceux-là même qui sont d’accord pour leur attribuer le terme de « norme éthique », ne devraient plus être des hommes politiques. Tous les monuments érigés en l’honneur des bourreaux devraient être démontés ; les villes, les lieux habités, les rues, les stations de métro et les autres lieux qui portent leurs noms devraient être rebaptisés. Il est indispensable de conduire un travail éducatif approprié, qui commence dès l’école, comme cela a été fait dans l’Allemagne d’après le nazisme. Seulement alors on saurait dans chaque famille de Russie, avec la même certitude que l’herbe est verte et que le ciel est bleu, que Staline est un ogre. La société aurait alors la possibilité de ne plus avoir peur de son histoire, de ne pas la falsifier, de ne pas se mentir, mais de s’assainir moralement et d’aller de l’avant... Mais il est évident, je pense, pour tout le monde, qu’il s’agit d’une utopie. Selon les données des enquêtes sociologiques, 40% de la population estiment que le rôle de Staline dans notre histoire a été positif.
Ainsi, la réponse à la question par laquelle nous avons commencé : « quelles conclusions ont été tirées par la société des évènements de 1937 ? », n’est guère encourageante. La conscience publique est de plus en plus encline à interpréter ces évènements d’un point de vue anti-éthique, d’en sous-estimer l’ampleur, de les justifier par des « nécessités économiques » ou des « impératifs politiques », et même une tragédie aussi effrayante que celle que nous avons connue donne prétexte à notre occupation favorite : la recherche des « ennemis », dont on nous dit que ce sont justement eux qui nous imposent de nous pencher sur notre propre histoire avec un « sens de la faute » qui serait étranger et inutile à la Russie, plutôt qu’au son des tambours de parade.
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Mais je suis beaucoup plus inquiet encore de ce qui se passe au sein de notre Eglise. Comment notre réalité ecclésiale d’aujourd’hui se rapporte-t-elle à la période de notre histoire dont il est ici question ?
Nous avons l’habitude de penser que l’Eglise a exprimé sa position en glorifiant les néomartyrs. J’oserai dire qu’un telle « déclaration d’intention » reste très indirecte et passive, et qu’elle est notoirement insuffisante. A mon avis, la glorification des néomartyrs doit obligatoirement s’accompagner d’un effort pastorale actif (aujourd’hui complètement absent), visant à donner une évaluation éthique honnête et évangélique de l’époque qui a mis à mort les néomartyrs, et surtout des causes et des conséquences de cette époque, qui continuent à nous marquer et à déterminer de nombreux aspects de notre vie, y compris ecclésiale. Autrement, on a l’impression que le néomartyrs se situent d’un côté, et l’Eglise (c’est-à-dire nous) de l’autre. En l’absence de cet effort, un missionnaire renommé peut déclarer sur une radio orthodoxe : « Plus le temps passe et plus l’image de Staline s’éclaircit ». En l’absence de cet effort un vénérable archiprêtre, aujourd’hui décédé (et qui a en a d’ailleurs eu pour son compte sous le régime soviétique) pouvait écrire : « Comme chrétien orthodoxe, je m’incline devant Staline »... Beaucoup dans notre Eglise partagent ces vues monstrueuses. On pourrait croire que les orthodoxes pourraient au moins avoir honte pour ces gens devant la mémoire de millions de victimes innocentes... Mais nous souffrons d’une aberration de la conscience. De nombreux prêtres aussi, suivis de leurs ouailles, glorifient Staline comme un « héros » national ou même ecclésial, et justifieraient presque les répressions : quelques dizaines de milliers de gens ont bien été anéantis (pour ce qui est de millions, c’est, évidemment, une invention de nos ennemis...), mais il le fallait, on n’y pouvait rien, autrement la Russie n’aurait pas tenu bon... Je crois que si on interrogeait les Russes orthodoxes pour savoir s’ils jugent positivement Staline et ses actes, le résultat serait supérieur aux 40% qu’on a comptés dans la société russe toute entière.
Une première conséquence de cet état de fait est que les néomartyrs (peut-être à l’exception de la famille impériale, mais c’est un autre sujet) sont peu vénérés dans le peuple. Les manifestations isolées n’entrent pas en compte. Comparons, pour donner un exemple, l’importance accordée dans le milieu orthodoxe au « fossé de la Sainte Vierge » à Diveevo [couvent fondé par saint Séraphin de Sarov] et au polygone de Boutovo [lieu d’exécutions de masse en 1937-1938] : le premier est infiniment plus important que le second. Comparons la quantité d’offices d’intercessions commandés dans n’importe quelle église auprès de sainte Matrone de Moscou [canonisée en 2004] d’une part et du patriarche Tikhon, des métropolites Pierre de Kroutitsy ou Cyrille de Kazan de l’autre.
Récemment un homme d’église haut placé déclarait lors d’une table ronde remarquée, organisée par la « Literatournaia Gazeta » que les néomartyrs des premières années du pouvoir soviétique n’avaient pas souffert pour le Christ, mais parce qu’ils étaient monarchistes. De cette thèse « paradoxaliste » comme l’a qualifiée le conférencier lui-même, deux autres thèses découlaient nécessairement: que le non-respect de la personne dans notre mentalité était quelque chose de juste et de bon, et qu'il existait dans la vie sociale des valeurs pour lesquelles on est en droit de sacrifier la vie d'autrui... Et il ne s’agit pas d’un épisode isolé. Aujourd’hui dans notre Eglise on procède à une énergique quête de « valeurs », à la construction de « traditions » et à l’élaboration d’une nouvelle idéologie nationale et ecclésiale. Si ces valeurs, ces traditions, cette idéologie sont celles-là mêmes dont parlait le respectable participant à la table ronde mentionnée plus haut, c’est qu’on a affaire à une tendance dangereuse : nous assistons à la naissance d’une vision du monde dont le contenu est l’orthodoxie sans l’Evangile, l’Eglise sans le Christ, les « valeurs traditionnelles » sans éthique.
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Que furent donc l’année 1937 et ces interminables répressions de l’époque soviétique ? En premier lieu, d’un point de vue biblique, un malheur permis par Dieu en vue de l’instruction du peuple russe, qui au lieu de l’Evangile s’était choisi (ou avait laissé l’« élite » choisir pour lui) d’autres idéaux de vie. Et en second lieu, la réalisation dans la pratique de cette idéologie selon laquelle on peut (et par conséquent on doit, la frontière est toujours fragile entre les deux) sacrifier la vie des autres au nom de certaines valeurs. On me rétorquera : tout dépend des valeurs dont il s’agit. Mais justement. Il n’y a sur terre d’autres valeurs qu’évangéliques, et l’idée qu’on puisse sacrifier la vie d’autrui fût-ce pour le Christ lui-même est tout à fait étrangère à l’Evangile. Le fait même que la grande masse des orthodoxes d’aujourd’hui ne voient pas, ne sentent pas la contradiction criante, monstrueuse de cette « idéologie des valeurs » aujourd’hui de plus en plus populaire avec la doctrine évangélique de l’Eglise, témoigne qu’une prise de conscience authentiquement ecclésiale de 1937 est encore à venir.
L’Eglise ne cesse de déclarer qu’elle a vocation à exercer une influence morale sur la société. Une telle influence doit se manifester avant tout par le fait que l’Eglise évalue toute chose d’une manière impartiale et à la lumière de l’Evangile, sans tenir compte de ce qui est « à nous » et ce qui ne l’est pas. Si la société est de plus en plus encline à justifier les forfaits de la période soviétique, l’Eglise est dans l’obligation non seulement de dire, mais de crier : Hommes ! Revenez à vous ! Vous ne pouvez pas faire cela ! C’est un péché ! On ne peut justifier l’effusion de sang fratricide sous quelque forme que ce soit, pour quelques « grandes » idées, valeurs ou idéal que ce soit. Il semblerait que notre organisme ecclésial lui-même ait besoin de prendre clairement conscience que l’essence de l’Eglise est dans l’Evangile du Christ, et non dans la « grandeur » transitoire de notre patrie terrestre, qu’on ne peut pas être chrétien et disposer, fût-ce en pensée, de la vie des autres, que le Christ nous prescrit tout autre chose...
Actuellement, la leçon la plus importante de 1937 pour nous, orthodoxes russes d’aujourd’hui, est que nous n’en avons pas tiré de leçon. Au lieu d’être le « sel de la terre », d’entraîner derrière nous la société vers une prise de conscience de la signification de la tragédie nationale, vers un repentir authentique à son sujet et vers le renouvellement de la vie, nous faisons souvent preuve de complaisance face aux tendances qu’ont le pouvoir ou la société à justifier les crimes et le déshonneur de notre histoire en développant une « idéologie des valeurs » qui ne laisse pas de place au Christ, à sa vérité, à la compassion, au respect des gens... On a l’impression que la grâce de Dieu se retire de certains orthodoxes d’aujourd’hui tant nous sommes enclins à la brader contre des profits terrestres et les intérêts du moment...
Cela veut dire qu’un second 1937 n’est pas exclu dans l’avenir. Le Seigneur prend soin de son Eglise : mais si le « sel » de l’Eglise perd sa force, elle sera amèrement et douloureusement instruite par Dieu : « Ah ! nation pécheresse, peuple chargé de fautes, race de malfaisants, fils pervertis ! Ils on abandonné le Seigneur, méprisé le Saint d’Israël, ils se sont retirés en arrière. Où vous frapper encore, vous qui persistez dans la défection ? » (Isaïe, I,4-5)
Ce triste anniversaire nous contraint à réfléchir sérieusement à cela.
Higoumène Pierre Mechtchérinov (1, 2)
Sources : Tserkovnyï Vestnik », n° 15-16, août 2007 et Blagovest.info