Ravenne, donc... Puis des
demandes d’explication, des sollicitations de commentaire. Inquiètes. Avides.
Nombreuses. Répétées. J’ai décidé de répondre à cette attente, ignorant alors
que l’entreprise déboucherait sur une dizaine de feuillets... presque une
brochure ! Les partisans de tous bords impliqués dans ce dossier
ecclésiastico-ecclésiologique, où l’accord œcuménique se paye du désaccord
confessionnel, ne manqueront pas de corriger le présent essai à l’encre
bilieuse de leur vérité. Les pages qui suivent n’ont
pourtant d’autre ambition que de ne pas ajouter à des polémiques déjà trop
indécentes. Il s’est plutôt agi de réunir des pièces indispensables à
l’exercice d’un peu de discernement, de permettre aux orthodoxes soucieux de
comprendre l’Église, l’histoire, le siècle dans lesquels ils rencontrent la
perte ou le salut, de mieux juger ce qui se dit et ce qui se fait en leur nom.
JFC
P.S. : suspension du
reste de l’actualité, donc. Mais que les âmes tourmentées ni ne se réjouissent,
ni ne se rassurent : la distribution des épithèmes n’est que partie
remise !
RAVENNE EXPLIQUÉE AUX ORTHODOXES QUI SE POSENT DES QUESTIONS
Présentation
« L’Église orthodoxe
reconnaît la primauté du pape ». Ce titre quelque peu sensationnaliste que
l’on a aperçu dans la presse française d’inspiration catholique ou proche du Vatican n’a pas manqué d’émouvoir,
réjouissant les uns et alarmant les autres. Il n’en ressort que plus faux lorsqu’on le mesure à la réalité
dont il est censé rendre compte, à savoir le document publié par la commission mixte
internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique et
l’Église orthodoxe à l’issue de sa Xe
Assemblée plénière qui s’est tenue du 8 au 14 octobre 2007 à Ravenne, en Italie.
En effet, c’est plutôt le
contraire qu’il faut en retirer : si l’orthodoxie reconnaît, comme elle l’a toujours reconnue, la
primauté de l’évêque de Rome telle que l’Église l’a vécue, selon elle, au cours
du premier millénaire, elle ne reconnaît pas, et continue de ne pas reconnaître, le statut, le sens et l’exercice
que le catholicisme lui a conférés, toujours selon elle, au deuxième millénaire
sous le terme générique de « papauté ». En d’autres termes, du point
de vue orthodoxe, c’est la rectitude de la foi qui légitime la primauté et non
pas la primauté qui détermine la rectitude de la foi.
Des articles plus
dépassionnés n’ont pas manqué de souligner ce hiatus sur lequel se clôt le
document de Ravenne : « Autrement dit, les conditions sont encore
loin d'être réunies pour un accord global » a pu écrire, avec beaucoup de
justesse, Henri Tincq dans Le Monde du 11 novembre 2007.
Pour autant,
l’enthousiasme de l’opinion
catholique n’est pas feint. Il correspond d’abord à la satisfaction de
l’attente, longtemps déçue, d’un geste œcuménique fort de la part des
orthodoxes, à même de marquer la fin de la glaciation survenue après la chute
du Mur de Berlin. Il relève ensuite de la compréhension générale que se font
les catholiques de la communion, dont le critère ultime s’avère pour eux la
personne du pape. Cet enthousiasme n’en participe pas moins d’un préjugé
discutable : le différend avec l’orthodoxie ne serait que disciplinaire,
limité à la question de l’autorité qui, elle-même, renverrait à la structure et
à l’organisation de l’Église en tant qu’institution. Or peu de théologiens
orthodoxes, à l’évidence, se contenteraient d’une telle description qu’ils
jugeraient par trop minimaliste, obérant des questions aussi essentielles que,
par exemple, la conception de la grâce.
Quant au sentiment
orthodoxe sur cet évènement, il apparaît mêlé. Les franges les plus militantes
ont naturellement tendance à y voir une confirmation de leur propre vision ou
engagement : les anti-œcuméniques
en agitant le spectre du concile d’union de Ferrare-Florence, les pro-œcuméniques en saluant une avancée
forcément « décisive » à leurs yeux. Ces réactions, minoritaires,
n’entament guère l’indifférence plus générale que, sans surprise, de tels
travaux finissent par inspirer que ce soit par ignorance, volontaire comme
involontaire, ou que ce soit par lassitude face à des annonces répétées et
restées sans effet.
L’évènement dans
l’évènement a toutefois été, dès le début des travaux, le retrait de la
délégation du patriarcat de Moscou qui a rendu le patriarcat de Constantinople,
et non pas Rome, responsable de cette rupture. L’affaire est initialement
interne à l’orthodoxie, donc. Cependant, elle n’a pu aller sans affecter, in
fine, l’ensemble de la démarche, dans son caractère œcuménique même. La
rupture et les perspectives consécutives à la rupture ont suscité, on s’en
doute, de nombreux commentaires contradictoires.
C’est que le texte de
Ravenne doit aussi être lu en contexte. Comme l’a souligné, là encore à
raison, Henri Tincq : « Ce document n'engage pour le moment que les
théologiens experts des deux confessions. D'autres obstacles politiques
freinent la réconciliation ». C’est à l’éclaircissement de ces dimensions
problématiques qu’est consacré le présent essai. Pour ce faire, on se
contentera d’offrir à la lecture le conflit des interprétations dans la suite
des représentations où il s’est donné à lire, en gageant que la récapitulation
des personnages, lieux, faits, paroles, procurera un premier axe de lisibilité.
A.
Qu’est— ce que la commission mixte internationale pour le dialogue théologique
entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe ?
1. Qui représente-t-elle ?
C’est une commission
bilatérale et non pas multilatérale. Elle comprend les catholiques romains et
les orthodoxes chalcédoniens, mais elle n’inclut pas les préchalcédoniens et
les protestants. Elle ne représente donc pas l’ensemble des chrétiens, mais les
deux univers impliqués dans le schisme que l’on date par commodité de 1054. La
commission compte 60 membres à parité entre orthodoxes et catholiques, nommés
par leurs hiérarchies. Elle comprend des Cardinaux, des évêques, des prêtres et
des laïcs. Elle est placée sous l’égide d’une coprésidence catholique et
orthodoxe, en l’espèce le cardinal Walter Kasper, président du Conseil pontifical
pour la promotion de l’unité des chrétiens, et le métropolite Jean (Zizioulas)
de Pergame, du patriarcat de Constantinople, et bénéficie, sur le même modèle,
d’un double secrétariat.
On doit cependant noter
que, bien que son objet soit le débat théologique, le caractère officiel de la commission fait
qu’elle puisse apparaître comme représentative d’enjeux plus institutionnels
que théologiques.
Exemple : les écoles
de théologie qui ont été le creuset du renouveau de l’orthodoxie au XXe siècle
(Saint-Serge, Paris ; Saint-Vladimir, New York) se trouvent de facto pénalisées puisque relevant de
la « Diaspora » et donc omises en tant que telles, hors statut
personnel ou particulier de tel ou de tel autre intervenant.
Exemple : suite à la
session de Baltimore, en 2000, le père Waclaw Hryniewicz, directeur de
l'Institut oecuménique de l'Université catholique de Lublin, a pu déclarer que
des points d'accord jugés acceptables par les théologiens catholiques n’en ont
pas moins été décrétés inacceptables par ceux qui « représentaient
officiellement l'Église catholique ».
2). Que peut-elle décider ?
Rien, au sens où c’est
une instance de consultation, et non pas de décision. Les résultats de ses
travaux seront, si complétés, soumis aux diverses hiérarchies en cause qui en
disposeront alors selon leur gré, étant entendu qu’elles auront de surcroît, en
cas d’accord, à en assurer la réception
auprès de leurs fidèles et donc, pour l’orthodoxie, à les soumettre au
consentement du Peuple de Dieu.
Exemple : des quatre
documents communs publiés jusqu’ici (Munich, 1982 ; Bari, 1987 ;
Valamo, 1988 ; Balamand 1993) aucun n’a été, pour l’heure, approuvé par l’une ou l’autre des autorités
en présence.
Exemple : le
document commun de Balamand (1993) condamnant l’uniatisme n’a pas empêché la
rupture du dialogue en 2000 en raison des accusations de prosélytisme portée
par les Églises orthodoxes de l’Est à l’encontre du Vatican.
3). Quel premier bilan peut-on en tirer ?
Mitigé. Il s’agit d’un
organe de dialogue récent, institué en 1979 par Jean-Paul II et Dimitrios I,
dont la première session s’est tenue l’année suivante, en 1980, à Patmos. Les
travaux devaient avoir lieu tous les deux ans, mais se sont vite compliqués de
problèmes ecclésiastiques et politiques opposant les deux parties ou divisant
en son sein l’une ou l’autre partie, qui ont gêné la lisibilité, si ce n’est la
pertinence de la démarche.
Exemple : les
travaux ont été interrompus après l’échec de la huitième session, tenue à
Baltimore, en 2000, sur l’uniatisme, et n’ont repris que six ans plus tard.
Exemple : lors de la
session de Belgrade, en 2006, est réapparu un projet de document élaboré à
Moscou, en 1990, mais qui avait été éludé jusque-là, et dont l’étude a été
poursuivie à Ravenne.
B.
Que faut-il comprendre du document de Ravenne ?
1. Que dit le texte ?
Le document final, tiré
de la session de Ravenne, et daté du 13 octobre 2007, s'intitule : « Conséquences
ecclésiologiques et canoniques de la nature sacramentelle de l'Église.
Communion ecclésiale, conciliarité et autorité dans l'Église ». Chacun des
termes impliqués dans le titre fait l’objet d’une étude historico-théologique
dont il n’y a pas lieu, ici, de discuter le détail puisque le texte, dans son
ensemble, est clairement défini en préambule comme « ne pouvant être
assimilé à un enseignement d’Église ». De surcroît, la seule note du
texte, afférente au paragraphe 4, stipule que l’utilisation du terme
« Église » ainsi que des expressions connexes ne saurait en rien « diminuer »
la « compréhension de soi » par l’Église orthodoxe et la
« conscience de soi » de l’Église catholique qui les font se
concevoir chacune comme « la seule Église du Christ ».
En fait le texte
s’attache, en 46 paragraphes assez concis, à déterminer le sens de la primauté, le rôle du Protos, du « premier » au sein de la tradition indivise du premier millénaire et ce, aux
niveaux local, régional universel. C’est seulement au paragraphe 41 que les deux parties
« concordent sur le fait que Rome, en tant qu'Église qui "préside à
la charité" occupait « la première place » dans l'ordre
canonique. Or, disons- le tout net, il n’y a là rien de nouveau si l’on ne
confond pas cette primauté avec ce qu’elle est devenue, à savoir la papauté.
Le texte d’ailleurs ne
tarde à préciser : « Néanmoins, (catholiques et orthodoxes) ne sont
pas d'accord sur l'interprétation des témoignages historiques de cette époque
concernant les prérogatives de l'évêque de Rome en tant que Protos, une question qui avait déjà été
différemment interprétée dès le premier millénaire ». Et afin de lever la
moindre ambiguïté, le paragraphe 45, pré-conclusif, explicite : « La
question du rôle de l’Église de Rome dans la communion de toutes les Églises
réclame une étude approfondie [...] Comment pourraient être compris et vécus
l’enseignement des premier et deuxième conciles du Vatican sur la primauté
universelle à la lumière de la pratique ecclésiale du premier millénaire ?
Ce sont là des questions cruciales [...] ». On ne saurait mieux dire.
2. Qu’en a dit la partie catholique ?
Tout en exprimant sa très
grande satisfaction de disposer, pour la première fois, d’un texte de référence
sur une compréhension commune aux orthodoxes et aux catholiques de la primauté, le cardinal Walter Kasper a néanmoins
noté : « Nous n'avons pas traité des privilèges de l'Évêque de Rome,
mais seulement fixé la procédure à venir. Ce document est donc un modeste
premier pas porteur d'espérance, dont on ne doit pas exagérer la portée ».
Il a par ailleurs ajouté, que l’examen de la problématique du second
millénaire, tout particulièrement du concile Vatican I, qui a dogmatisé
l’infaillibilité pontificale et la juridiction universelle, représentera
« une démarche délicate, un cheminement très long et difficile ».
3. Qu’en ont dit les parties
orthodoxes ?
Il faut ici, à
l’évidence, distinguer la position du patriarcat de Constantinople de celle du
patriarcat de Moscou, tout en notant que les autres Églises orthodoxes se sont,
dans l’ensemble, abstenues de tout commentaire significatif quant à l’évènement
ou au texte lui- même.
Du côté de
Constantinople, le métropolite Jean (Zizioulas) de Pergame, par ailleurs
coprésident de la commission pour la partie orthodoxe, a déclaré que les
résultats de la session étaient «définitivement positifs», et même « si
importants qu’ils ont rejeté dans l’ombre le retrait de la délégation
russe », en ce que « pour la première fois, le terme primus
a été utilisé dans le sens qu’il avait dans le tradition du premier millénaire,
toujours dans un contexte synodal ».
Du côté de Moscou,
l'évêque Hilarion (Alfeyev), de Vienne et d'Autriche, représentant du
Patriarcat auprès de la Communauté européenne, et chef de la délégation russe à
Ravenne, après avoir renouvelé l’attachement de son Église au dialogue
œcuménique avec Rome et attribué la responsabilité de son retrait
« uniquement » à Constantinople, n’en a pas moins critiqué le texte
de Ravenne, jugeant qu’il comportait, on le verra, des articles inacceptables
pour l’ecclésiologie orthodoxe telle que la comprend et la définit le
patriarcat de Moscou.
Cette divergence théologique,
apparue sur fond de polémiques canoniques, complique donc,
nécessairement, le tableau œcuménique, chacun de ces points réclamant un
éclaircissement propre.
C.
Que s’est-il passé à Ravenne entre
Constantinople et Moscou?
1) Pourquoi la
délégation russe est-elle partie ?
À leur arrivée à Ravenne,
les délégués du Patriarcat de Moscou ont constaté que la partie orthodoxe
comportait une délégation officielle de l’Église apostolique orthodoxe
d’Estonie (EAOK), placée sous le patriarcat de Constantinople avec le statut
d’autonomie, mais que Moscou précisément ne reconnaît pas comme telle, et qui
n’avait pas participé, en conséquence, aux sessions précédentes de Baltimore en 2000 et de Belgrade en 2006.
On ne peut refaire ici,
dans le détail, l’historique de cette querelle dont la clé tient en deux
dates : 1917 et l’avènement de l’URSS, 1989 et son effondrement. Pour
mémoire, le patriarcat de Constantinople considère avoir « réactivé »
en 1996 l’autonomie qu’il avait accordée à l’Église d’Estonie en 1923, à la
faveur de l’indépendance de l’État estonien, et qui a perduré jusqu’en 1945 et
l’annexion soviétique. Le patriarcat de Moscou considère que la présence
orthodoxe en Estonie, née de l’extension de l’État et de la population russe au
XVIIIe siècle, et qui est demeurée sous l’Église russe jusqu’en 1923, bénéficie
du statut d’Église autonome qu’il lui a accordée en 1920 et qui a été restaurée
de facto, sous forme diocésaine en 1941, et confirmée en 1993. Le conflit s’est
soldé, en 1996, par une rupture de communion entre les deux sièges qui a trouvé
sa résolution dans les accords dits de
« Zurich », signés la même année, et entérinant un statu quo pourtant
contraire à l’ecclésiologie orthodoxe puisque supposant la co-existence de deux
juridictions sur un même territoire.
On passera ici sur les
arguties canoniques ainsi que sur les
reconstructions idéologiques et les réductions symboliques que l’on trouve de
part et d’autre de la querelle (dont inévitablement les grandes questions du
Droit, de l’identité, de la liberté que les deux camps se renvoient).
On retiendra, par souci
de complétude, que les facteurs culturels, politiques et géopolitiques pèsent d’autant plus sur ce
débat qu’ils en demeurent le non-dit, si ce n’est l’impensé. À savoir : a)
l’imbroglio local que représentent les vagues successives de russification par
l’impérialisme russe (1710-1917), d’estonisation par le nationalisme
autoritaire puis dictatorial estonien (1920-1940), de soviétisation par le
totalitarisme soviétique (1941-1991), de désoviétisation mais aussi de
dérussification par le néonationalisme estonien (1991-aujourd’hui) ; b)
l’enjeu international que représente cette zone tampon dans le processus d’isolement de la Russie par rattachement à
l’Union européenne ou à l’OTAN des pays frontaliers relevant traditionnellement
de sa sphère d’influence (pays baltes, Ukraine, Géorgie) que mènent les États-Unis depuis 1989 (et le risque d’instrumentalisation qui s’ensuit pour les deux patriarcats, par
le Kremlin bien sûr, mais aussi par la Maison-Blanche).
On observera enfin que la
signature des accords de Zurich n’a pas empêché, sur place, la poursuite
d’une lutte de positionnement où la
prévalence institutionnelle, appuyée par le gouvernement, des
Constantinopolitains se confronte à la prépondérance sociologique, fondée sur
le nombre, des Moscovites, l’ensemble ne constituant jamais qu’une minorité sur
fond de luthérianisme et de sécularisme dominants.
Pour revenir à Ravenne,
les déclarations des uns et des autres invitent à la reconstitution
suivante : l’évêque Hilarion a récusé la présence, ex officio, d’une délégation de l’EAOK, en arguant qu’accepter cet
état de fait reviendrait à acter une reconnaissance de facto, mais non
sans proposer que les membres de ladite délégation soient assimilés à la
représentation de Constantinople. Le
métropolite Jean a répondu à cette objection en proposant que et la
présence de l’EAOK et le déni de reconnaissance de Moscou soient portés
comme tels dans la déclaration finale. L’évêque Hilarion a décliné cette proposition en soulignant que
Moscou, pour sa part, n’imposait pas la
présence d’Églises qui ne sont pas unanimement considérées comme autocéphales
(OCA, Amérique) ou autonomes (Japon). La partie catholique a jugé qu’il
s’agissait d’une affaire intra- orthodoxe. En l’absence de solution, la
délégation russe s’est retirée.
2) Comment a été
interprété ce retrait ?
Du point de vue de
Constantinople, l’absence de Moscou, on l’a dit, ne saurait entacher la
légitimité du document de Ravenne dont les conclusions, ont été approuvées,
souligne Jean de Pergame par « l’ensemble des autres délégations
orthodoxes présentes »
Du point de vue de
Moscou, au contraire, et selon les mots de l’évêque Hilarion, « l'absence
de la plus grande Église orthodoxe dans le dialogue, celle dont le nombre des
membres excède le nombre global des membres de toutes les autres Églises
orthodoxes, en met en doute le caractère
légitime ».
Sur le critère du nombre,
Constantinople a répondu, par la bouche de Jean de Pergame, « qu’une
déclaration si rude doit être comprise comme une expression d’autoritarisme
dont le but est de montrer l’influence de l’Église de Moscou [...], mais tout ce à quoi Moscou est arrivé,
c’est à s’isoler puisque les autres Églises orthodoxes ne l’ont pas suivie et
sont au contraire restées fidèles à Constantinople ».
Ce à quoi Moscou a
rétorqué, toujours par la bouche de l’évêque Hilarion que de tels
« commentaires ainsi que le texte final [...] peuvent donner l'impression
que le patriarcat de Constantinople a délibérément poussé le Patriarcat de
Moscou à quitter le dialogue, pour pouvoir prendre des décisions qui auraient
été impossibles avec la participation du Patriarcat de Moscou ».
Du point de vue
catholique, on a insisté sur le caractère forcément interne à l’orthodoxie du
débat sur la question territoriale de l’Estonie et on a voulu considérer, au
moins dans un premier temps, tout en faisant état de « tristesse, souci,
regret », que l’absence du patriarcat de Moscou ne pouvait minorer
l’importance du document. Dans un deuxième temps, toutefois, le cardinal Kasper
a à nouveau noté, comme il l’avait fait précédemment « la difficulté
permanente pour le dialogue international catholique -orthodoxe » que
représenterait un désaccord sans solution entre Constantinople et Moscou, et
n’a pas hésité à réitérer sa proposition... de médiation( !) entre les
deux patriarcats. Le père Federico Lombardi, le porte- parole du Vatican, a
souligné la crainte que l’on éprouve, du
côté catholique, à déboucher sur une impasse en déclarant combien il espérait
« que de telles difficultés intra-orthodoxes ne porteront pas préjudice au dialogue ». Autant dire que Rome
n’envisage pas une absence durable, voire définitive de Moscou. Or, dans le
même temps, réduire la querelle à la simple question de l’Estonie ne semble
guère plus possible. À rebours du tableau quelque peu psychodramatique qui a pu
en être brossé, il se pourrait bien la
dispute de Ravenne, laisse voir une
crise plus importante qu’attendue, plus structurelle que conjoncturelle.
D. Quel débat plus
profond cache cette polémique ?
1) En quoi la rupture
de Ravenne accomplit- elle la crise de
Belgrade ?
La session précédente, la IXe e
Selon les sources russes,
le comité de rédaction aurait proposé, en février 2007, une formulation
acceptable pour Moscou qui ne mentionnait plus la « communion avec le
siège de Constantinople ». À la veille de Ravenne, l'évêque Hilarion avait
réaffirmé que « toutes les Églises orthodoxes reconnaissent la primauté
d'honneur du patriarche de Constantinople, mais nous ne pouvons pas en accepter
l'interprétation élargie que Constantinople cherche à en faire. Les
participants orthodoxes ne sont pas autorisés à "inventer" un modèle
ecclésiologique afin que le patriarche de Constantinople puisse occuper une
place équivalente à celle que le pape occupe dans l'Église de Rome ». Il
avait prévenu que « la question ne saurait souffrir compromis ».
2. Quelle vraie fracture
révèle Ravenne ?
Le retrait de la délégation
russe, à Ravenne, a permis, à l’évidence, que la première mouture de la formule
disputée soit (ré) intégrée dans le document final puisque le paragraphe 39 commente ainsi l’activité
conciliaire de l’Occident et de l’Orient chrétiens après le schisme :
« les deux Églises continuaient à convoquer des conciles dans les moments
de crise grave. À ces conciles participaient les évêques des Églises locales
qui se trouvaient en communion avec le siège de Rome, et de façon similaire,
même si cela était compris d'une manière différente, les évêques des Églises
locales qui se trouvaient en communion avec le siège de Constantinople ».
C’est précisément la
vision que dénonce, au nom de Moscou, l’évêque Hilarion : « le
critère de catholicité dans l'Église orthodoxe a toujours consisté dans la
communion eucharistique et canonique des Églises locales entre elles, et non
pas dans la seule communion avec le siège de Constantinople ».
Et c’est précisément la
vision qu’endosse, au nom de Constantinople, le métropolite Jean :
« Dans l’Église d’Orient, bien que ce ne soit pas en termes de pouvoir,
mais d’initiative et de coordination, la primauté revient à
Constantinople ».
En d’autres termes, c’est
bien la conception même de la primauté qui s’est trouvée être discutée, à
Ravenne, entre Constantinople et Moscou.
De quelques
interrogations conclusives
On ne peut qu’énumérer
quelques-unes des questions que suscite nécessairement la contemplation de ce
clivage :
— comment deux parties
s’uniraient lorsque l’une se désunit ?
— quelle primauté peuvent
accorder, hypothétiquement, Constantinople et Moscou à Rome si elles ne
réussissent pas à s’accorder, entre elles, pratiquement, sur le sens de la
primauté ?
— quel est le poids des
différences théologiques réelles et des opportunismes dans le
différend entre ces deux patriarcats et ceux qui les incarnent ?
— peut-on prétendre
servir l’unité pan–orthodoxe et ne pas tout faire pour en assurer la
manifestation ?
— peut-on se sentir
investi d’une sorte de devoir et de capacité historique envers le plérôme
orthodoxe sans susciter autour de soi une logique de concertation ?
— qui, dans le monde orthodoxe, pourrait aujourd’hui surprendre en prenant sur lui d’assumer une diaconie de l’unité qui passerait, dans le respect de la tradition et de la taxis, par l’épreuve de vérité consistant dans les révisions et les aménagements canoniques que les bouleversements du XXe siècle ont rendus urgentissimes ?
— la poursuite de la
commission est-elle envisageable sans la participation du patriarcat de Moscou
et cette participation est-elle envisageable sans une minoration, même
relative, du document de Ravenne ? Et si cette minoration a lieu, de
quelle valeur alors apparaîtra la commission ?
— le modèle de dialogue
que représente Ravenne, typique d’un œcuménisme institutionnel, fait-il encore
sens ?
— y a-t-il grand sens à
agiter une espérance œcuménique abstraite (« la primauté ») alors
qu’une rencontre entre le pape de Rome et le patriarche de Moscou demeure pure
hypothèse et que toute rencontre entre le patriarche de Constantinople et de
Moscou apparaît difficultueuse ?
-est-il sérieux et
fraternel de toujours minimiser, face au monde catholique, le sentiment
pourtant prégnant de différence qu’éprouvent les orthodoxes et que le
patriarche Bartholomée n’avait pas hésité, dans un de ses discours américains,
à qualifier d’ « ontologique » ?
— s’il serait déplacé
d’accuser Rome de double jeu dans cette affaire, le Vatican peut-il s’empêcher
pour autant de mettre à profit, sur le plan tactique, la division que lui
présentent les orthodoxes ?
— Rome a-t-elle vraiment
renoncé à la stratégie de l’union par « appartements » ?
Ces questions reviennent
au fond à une seule : comment une entreprise œcuménique finit-elle par
déboucher sur une fracture intra-confessionnelle ? Nul doute qu’il y a là à un mystère à
méditer. Mais s’étonnera-t-on que, in fine, le Saint–Esprit se révèle
une fois de plus le champion de l’antisystème ?
Jean- François
Colosimo
PS. Dernière nouvelle.
Cette fin de semaine, le pape Benoît XVI rencontrait les cardinaux à la veille
du consistoire au cours duquel il créera vingt-trois nouveaux membres du Sacré
Collège. La deuxième session, le vendredi 23 novembre, était placée sous le
signe de l'œcuménisme. On lira ci-dessous, pour information, (et
libre à chacun d’interpréter ces faits à sa guise), comment Zénit, l’agence la mieux informée sur
le Vatican, relate les échanges : en ressortent la place prépondérante de
la doctrine sociale comme ferment de communion, la mise en avant de la contribution russe à cet effet, l’
importance soulignée de la visite du
patriarche de Moscou, Alexis II, à Paris parmi les grands rendez-vous
internationaux de l’unité et... l’absence de toute mention explicite de Ravenne
dans le compte-rendu (ce qui ne sera pas le cas, bien sûr, dans la
déclaration finale qui en fera le rappel) ! Passons sur les variations
stratégiques, renversements d’alliance ou manœuvres compensatoires, qui
semblent se déduire de cette option. Ni larmes, ni sourires, il faut en retenir que le real-œcuménisme du
front commun contre la sécularisation (minimalisme doctrinal, maximalisme
moral) est en train de supplanter le romantisme internationaliste de
l’œcuménisme dogmatique « ancien style » (dialogue maximum, résultat
minimum). Et que c’est là, par le privilège accordé incidemment à l’engagement,
à l’action, à l’immédiateté, et donc à l’efficacité, un probable effet
de la mondialisation sur les Églises à travers le médium et le mythe de l’évangélisation.
« ROME,
Vendredi 23 novembre 2007 (ZENIT.org) –L’enseignement social de l’Église et
sa mise en œuvre constituent un des domaines les plus "prometteurs"
pour l’œcuménisme, estiment les cardinaux consultés par Benoît XVI sur le thème
de l’unité des chrétiens. C’est ce qu’indique un communiqué du
Saint-Siège. [...] Benoît XVI a introduit brièvement la réflexion sur le
thème choisi par lui : le dialogue œcuménique à la lumière de la prière du
Seigneur et de son commandement : "Que tous soient un", Ut
unum sint. Après un exposé du cardinal président du Conseil pontifical pour
la promotion de l’unité des chrétiens, Walter Kasper, les cardinaux ont pu
échanger sur le thème. [...]"La doctrine sociale de l’Église et sa mise en
œuvre ont été notamment indiquées comme l’un des domaines les plus prometteurs
pour l’œcuménisme". [...] On se souvient que le mercredi 7 novembre, à
l'issue de l'audience générale, Benoît XVI a salué Mgr Innocent de Chersonèse,
ordinaire des paroisses du patriarcat de Moscou en Europe occidentale.
L'archevêque Innocent a remis au pape la traduction française des Fondements
de la doctrine sociale de l'Église orthodoxe russe, publiée récemment aux
Éditions du Cerf. Des évènements significatifs ont également été évoqués comme
le 3e rassemblement œcuménique européen qui a eu lieu en Roumanie, à Sibiu, du
4 au 9 septembre 2007, la rencontre œcuménique et interreligieuse promue à
Naples par la Communauté
de Sant’Egidio, en octobre dernier, mais aussi l’importante visite du
patriarche de Moscou, Alexis II, à Paris, ainsi que le grand rassemblement
"Ensemble pour l’Europe 2007" animé par plus de 240 communautés et
mouvements chrétiens, qui a eu lieu cette année en Allemagne, à Stuttgart, le
12 mai. Pour sa part, le cardinal Walter Kasper avait auparavant brossé l’état
de la question par un exposé intitulé : « Informations, réflexions, et
évaluations du moment actuel du dialogue œcuménique". Il a distingué trois
domaines principaux : les relations avec les Églises orientales anciennes et
avec les Églises orthodoxes, les rapports avec les communautés ecclésiales nées
de la réforme du XVIe s., et les relations avec les mouvements charismatiques
et pentecôtistes qui se sont développés surtout au siècle dernier. Le cardinal
Kasper a ainsi indiqué les progrès obtenus et les défis encore à
affronter ».