Nous vous proposons la traduction française de l’interview exclusive de l'archevêque Marc d'Allemagne et de Grande-Bretagne, deuxième remplaçant du président du Synode de l'Église russe hors frontières, donnée pour le site Internet russe Bogoslov.ru.
Archiprêtre Paul Velikanov. Monseigneur, voici plus d'une demi-année que la division au sein de l'Église russe a été surmontée. Dans quel état se trouve le processus de réunification, que se passe-t-il aujourd'hui ?
Archevêque Marc. Je pense que l'on peut dire qu'il se produit partout une concrescence progressive, une familiarisation aux niveaux les plus divers. Je peux donner en exemple notre diocèse d'Allemagne. L'Allemagne est le seul pays où deux diocèses couvrent pratiquement le même territoire. Il n'y a pas, ma foi, d'exemple similaire. C'est pour cette raison qu'il y a deux évêques de Berlin, ce qui est un peu absurde. En décembre dernier, nous avons organisé pour la première fois une réunion pastorale des deux diocèses : nous avons pu voir que nous avions les mêmes préoccupations, les mêmes questions et, aussi, en gros, les mêmes réponses.
C'est-à-dire que nous travaillons bien parallèlement, au même niveau et sur le même territoire et cela a permis de prendre conscience que nous devions le faire ensemble et non séparément, et que ce travail devait conduire à concentrer nos forces. Car une chose est lorsque deux prêtres d'une même ville agissent séparément car ils ne se connaissent pas, une autre quand on peut se mettre d'accord : aujourd'hui, j'irai à la prison et toi, tu iras à l'hôpital, etc. De sorte qu'il y a là un travail véritable qui servira, je pense, qu'au bien commun.
Monseigneur, quel succès a le processus d'absorption des stéréotypes de pensée qui furent pendant longtemps le frein essentiel pour la réunification ecclésiale ? J'étais récemment en Amérique, et j'ai remarqué que pour la jeune génération du clergé, le problème d'une certaine loyauté de l'Église russe à l'égard du régime soviétique n'était pas angulaire, comme cela l'était pour l'émigration des anciens. Est-ce ressenti dans votre diocèse, ou bien au contraire remarque-t-on un processus de déboulonnage des mythes sur la collaboration entre l'Église et le KGB, sur le fait que l'Église aurait trahi le christianisme par une entente avec le pouvoir athée, ou cela reste-t-il tout de même encore un processus difficile et douloureux ?
Je ne vois pas du tout cette question au niveau des générations : malheureusement, c'est beaucoup plus compliqué. Il y a des problèmes que la génération des anciens assume beaucoup plus rapidement que les jeunes, et inversement. C'est pourquoi je pense que ce n'est pas une affaire de génération, mais cela dépend d'une part de l'origine de la personne avec laquelle vous parlez, et, d'autre part, de la paroisse — si nous parlons d'un prêtre — car les paroisses sont très diverses.
Nous remarquons une énorme différence entre certaines paroisses d'Europe et, par exemple, d'Australie, d'Amérique du Nord ou du Sud. Ensuite, comme je le mentionnais, l'origine a son importance : si le prêtre est issu de la population locale, c'est-à-dire Américain, Français, etc., il porte un tout autre poids sur les épaules qu'une personne d'origine russe ou, au moins, de langue russe. C'est pour cela que notre travail quotidien est à facettes multiples et compliqué. Et il est impossible de le mettre sous un même dénominateur.
Une certaine partie des paroisses de l'Église russe hors frontières, en particulier en Amérique latine, a réagi très négativement à la réunification. Une tactique est-elle définie à l'égard de ces diocèses de la part de l'Église hors frontières ? Ou faut-il laisser passer le temps, que tout revienne en ordre et que les passions s'apaisent ?
Je pense que le meilleur médecin sera notre vie. Plus nous — c'est-à-dire les diocèses où ce processus s'accomplit de façon plus ou moins sereine —, plus nous nous souderons avec les diocèses de Russie, plus il sera facile aux autres de choisir cette voie, comprenant que nous avons pris la bonne direction.
Vous avez mentionné l'Amérique. Là-bas, c'est la question la plus douloureuse. Je pense que c'est, en partie, l'éloignement géographique qui joue un si grand rôle. Pendant la période du totalitarisme, nous vivions toujours avec la Russie, alors que qu'en Amérique du Nord et, plus encore, du Sud les gens vivaient à l'écart. Je crois que c'est une grande négligence de notre part de n'avoir pas pris cela en compte dans le processus de rapprochement. C'était très clairement visible lors du Congrès de l'étranger, qui, pourtant, prit une décision autoritaire. Il n'empêche qu'il existe un fossé entre l'Amérique du Nord et celle du Sud et, en général, entre l'Amérique du Sud et le reste du monde. Il est absolument évident, bien que, alors, nous n'ayons pas pris conscience de son ampleur. Pourra-t-on résoudre ce problème ? — Je ne sais pas, je ne suis pas prophète, mais je pense que seule une vie tranquille et un développement normal de nos relations donnera à ce fossé la possibilité de se combler et de revenir dans le sein de l'Église.
Monseigneur, nous avons appris avec étonnement que la fréquentation de notre site en Allemagne se trouvait à la quatrième place après la Russie, l'Ukraine et les États-Unis. Cela témoigne de la grande activité de la population de langue russe en Allemagne et son intérêt pour la théologie. Il y a en Allemagne une grande concentration d'établissements de théologie. Pouvez-vous nous raconter ce que représente la formation théologique en Allemagne aujourd'hui, aussi bien orthodoxe que non orthodoxe ?
La faculté orthodoxe de l'université de Munich a été fondée il y a 10-15 ans. Elle se trouve à la limite de l'effondrement en raison de l'absence d'étudiants. À notre époque, on est attentif à cet aspect, car vaut-il la peine de continuer avec un si petit nombre de personnes ? Mais, grâce à Dieu, pour l'instant elle est maintenue. Aujourd'hui, il n'y a qu'un seul enseignant russe dans cette faculté, et il doit prendre sa retraite.
Bien sûr, la connaissance de la langue allemande est un problème pour les étrangers. Mais l'existence d'une telle faculté dans une université d'État — exemple unique en Europe occidentale — est en soi réjouissante. C'est très important pour nous, car dans les lands d'Allemagne nous enseignons le catéchisme qui est une des matières scolaires obligatoires. En d'autres termes, les élèves de confession orthodoxe — et inscrits comme tels — n'ont pas le droit de choisir une autre matière, sauf autorisation de l'évêque. La loi nous est favorable, et nous devons en tirer partie, mais pour cela il faut, bien sûr, avoir des cadres. Le plus simple, naturellement, est de les former chez soi.
Deux novices de mon monastère, par exemple, étudient là-bas, et deux autres étudient par correspondance à Moscou. Deux novices du couvent de moniales étudient également à la faculté. Nous en profitons donc au maximum dans la mesure de nos possibilités.
D'un autre côté, je ne veux pas exagérer la question du niveau. Cela dépend en grande partie de l'enseignant, mais aussi de l'étudiant. Certaines Église locales envoient — pour parler gentiment — des gens qui ne conviennent pas, insuffisamment avertis, ne maîtrisant parfois pas suffisamment l'allemand pour pouvoir suivre l'enseignant. Ici aussi il y a des difficultés. Cependant, j'espère que nous pourrons conserver cet institut et que nos futurs prêtres et enseignants de catéchisme pourront y recevoir une formation.
Une dernière question. Que pensez-vous de l'état contemporain de la pensée théologique en Occident ?
Autant que je puisse en juger (mais, à parler franchement, je ne suis pas cela de près), la pensée théologique est quelque part en arrière plan. Je pense que le monde contemporain n'incite pas beaucoup à la réflexion théologique. Il faut d'abord rappeler que la pensée théologique, selon notre approche, est avant tout liée à la prière. Et à mesure que les monastères se vident en Occident, ils se remplissent en Russie — et il s'ensuivra une réflexion théologique qui, nous l'espérons, se développera ensuite.
Il y a actuellement une tendance à transformer la théologie en une sorte de science de cabinet. Qu'en pensez-vous ?
C'est vrai, je pense que cela a toujours existé à travers toute l'histoire de l'Église, à commencer par l'école d'Alexandrie, l'école d'Antioche. Ce danger a toujours existé, il est inhérent à l'homme. Cependant l'Église a toujours su niveler ces extrémismes. Et je pense qu'à mesure que l'Église se développera dans une société normale, à la même mesure se développera aussi la pensée théologique.