Axios ! Trois fois Axios ! Avec l’élection du patriarche Cyrille de Moscou, c’est l’entière orthodoxie qui revient définitivement sur la scène de l’histoire. Éradication bolchévique à partir de 1917, expulsion d’Asie mineure en 1923, massacres oustachis entre 1942 et 1944, oppression communiste à l’Est et dans les Balkans à partir de 1945, conflit du Proche–Orient à partir de 1948, partition de Chypre en 1974, guerres du Liban depuis 1975, d’ex-Yougoslavie entre 1991 et 2000, d’Irak depuis 2003, séparation du Kosovo en 2007, persécutions diverses en Asie aujourd’hui : le XXe siècle n’aura été qu’un long martyrologe. L’Eglise orthodoxe en est sortie diminuée, avec au prorata moins de territoires et de populations qu’elle n’y était entrée. Or, c’est de la contemplation de ce désastre qu’est née la vision dont le patriarche Cyrille est l’héritier et qu’il lui revient désormais de pleinement incarner. C’est à lui, le benjamin des disciples de Nicodème de Leningrad qu’il échoit de relever le pari, fou d’espérance, formulé au pire de l’enfer soviétique et qui n’était autre que celui de la résurrection.
Je l’ai écrit ici, le répète dans
la formulation de mon article au Figaro Magazine qui a suivi : «L’Eglise
de Russie doit maintenant choisir entre la fermeture sur sa sociologie, et
l’ouverture à sa créativité. Entre la tentation du ghetto et la vocation du
rayonnement. Or, un seul homme semble à même de porter un tel projet. Il y a
été éduqué, préparé. Il a accompagné le pontificat d’Alexis II dont il a été le
fidèle soutien. Sa russité et son orthodoxie ne font aucun doute. Et
pareillement, ses qualités théologiques et pastorales sont assurées. Cyrille de
Smolensk, qui est en charge depuis deux décennies des relations extérieures du
patriarcat et qui vient d’être nommé à l’intérim, maîtrise la civilisation
planétaire du dialogue, les règles et usages des institutions internationales,
les enjeux les plus contemporains qui ne se distinguent pas des enjeux propres
à l’orthodoxie, mais s’y superposent. Son rôle pourrait être éminent,
également, pour les Russes eux-mêmes, croyants ou non, en tant qu’il a
l’assise intellectuelle pour nouer alliance avec les forces vives du pays,
intellectuels, artistes, et l’entière sphère civile, dont dépend l’avenir.
Identité et liberté, religion et politique, foi et intelligence :
c’est parce qu’il se situe lui-même à l’intersection de ces questions
que Cyrille peut- être décisif à ce carrefour où le patriarcat de Moscou n’a
pas rendez-vous qu’avec lui- même, mais aussi, selon le commandement de
l’Evangile, avec la vie du monde ».
Voilà donc Cyrille élu, demain
intronisé, patriarche d’ores et déjà, et par delà les fausses subtilités de
vocabulaire. En ce jour qui ouvre, certes au risque même de l’histoire, mais en
risquant enfin l’histoire, une page nouvelle, je ne peux ajouter que les
évidences issues d’une campagne-éclair menée tambour battant et qui aura
administré la preuve d’un sens visionnaire non moins évident, apte à balayer
les pesanteurs comme les obstacles.
Tout d’abord, qu’en faisant taire les
dissensions, le patriarche Cyrille a su unir sous son nom des tendances jusqu’alors
contraires, voire antagoniques. Renversant l’opposition convenue entre
progressistes et conservateurs, il a affirmé ensemble la nécessité d’une
traduction dynamique de la théologie, adressée à l’homme contemporain, et la
nécessité d’une transmission intégrale de la foi, maintenue dans la ligne de
toujours. Ce faisant, il en appelé à l’authentique Tradition qui est créatrice.
Ensuite, qu’en proposant un pacte
renouvelé à la société, à commencer par ses élites, tout en affirmant la
neutralité de l’Eglise en politique, le patriarche Cyrille a dégagé, d’instinct,
l’orthodoxie de la double embûche sur laquelle la fait buter la figure du monde
depuis les Temps modernes. Ni indifférence,
ni accommodement, mais la seule grâce du témoignage. Ce faisant, il en
appelé à l’unique inspiration qui tienne, apostolique.
Enfin, qu’en acceptant tout du
processus conciliaire engagé lors des préparatifs de l’élection, y compris le
vote à bulletins secrets que crurent lui opposer ses adversaires, le patriarche
Cyrille n’a pas seulement retiré une incontestable légitimité. Cette assemblée
conciliaire qui a réuni des clercs et des laïcs, des hommes et des femmes, des
citadins et des campagnards, des Russes et des non-Russes, n’a pas seulement
donné une leçon de démocratie à la Russie, qui en a tant besoin, ou à d’autres
grands corps religieux, où elle fait tant défaut. C’est in fine dans
l’incertitude que Cyrille s’est présenté devant elle. Ce faisant, il a
réaffirmé, à la suite de l’Encyclique des patriarches orientaux, que le
magistère de la vérité se tient dans le Peuple.
Renouer les fils du temps en promesses
d’avenir : cette élection restera aussi bien comme une refondation. Quels
seront les premiers gestes du nouveau patriarche de Moscou, demain ? Une
rencontre avec le patriarche Bartholomée afin d’apaiser les craintes du plérôme
orthodoxe ? Un dialogue avec le pape Benoît XVI pour guérir les plaies
ravivées de l’Europe chrétienne ? Un discours à la tribune de l’ONU pour
rassurer une planète toujours plus inquiète? Laissons-le maître de son agenda.
Il doit être bien rempli si l’on pense à la patience ascétique déployée toutes
ces années écoulées à méditer l’inanité de l’action hors d’un engagement
personnel sans retour et à la vigueur spirituelle mise ces dernières semaines à
démontrer que la puissance de persuasion n’est rien sans le consentement de la
communion.
Le chemin de crête est là, dessiné,
revendiqué. Un christianisme orthodoxe qui n’a plus peur. Un christianisme
orthodoxe de la liberté, libérateur parce que lui- même libéré, inscrit dans la
réalité visible pour y rendre compte de la réalité invisible. Un christianisme
orthodoxe parce qu’orthodoxe tout simplement. D’autres ont pensé comme lui,
avant lui, tel par exemple le patriarche Athénagoras. Aucun de ses
prédécesseurs ne disposait pourtant, comme lui, de temps si opportuns, de
ressources si grandes, d’une Eglise et d’une Russie encore convalescentes mais
déjà restaurées.
Commence, au cœur de l’orthodoxie, un patriarcat d’ouverture, dans une ère qui,
pour être de crise, n’en est que plus d’ouverture. Que le patriarche Cyrille
ose tout ce qu’il a reçu, tout ce qu’il est, tout ce qu’il
projette. C’est là tout ce que nous lui souhaitons en ce jour de son
élection pour laquelle nous rendons volontiers grâces au Très-Haut.