Dumitru Staniloae, « Théologie ascétique et mystique de l'Église orthodoxe ». Traduit du roumain par Jean Boboc et Romain Otal. Préface de sa Béatitude Daniel, patriarche de l'Église orthodoxe roumaine, éditions du Cerf, 2011, 480 p. (collection « Orthodoxie »).
Comme le note S. B. le patriarche Daniel dans sa préface, le père Dumitru Staniloae (1903-1993) est le plus grand théologien roumain du XXe siècle. Prêtre marié, professeur à la Faculté de Sibiu puis de Bucarest, emprisonné de nombreuses années par le régime communiste, il est l’auteur d’une œuvre immense (une quarantaine de livre, plusieurs centaines d’articles, de très nombreuses traductions, dont celles constituant une « Philocalie » en douze volumes) et a eu une influence considérable sur tous les théologiens roumains actuels.
Bien qu’O. Clément ait beaucoup fait pour le faire connaître du public francophone et que le père Marc-Antoine Costa de Beauregard lui ait consacré un beau livre d’entretiens (« Ose comprendre que je t’aime », Cerf, 1983, 2e éd. 2007), seuls trois livres de lui avaient jusqu’à présent été publiés en français: « Prière de Jésus et expérience du Saint-Esprit », Paris, 1981 (qui est en fait un recueil d’articles); « Le génie de l’orthodoxie », Paris, 1985, qui est l’introduction à sa « Dogmatique » (ce livre, à l’époque, n’avait rencontré que peu de lecteurs, ce qui avait retenu les éditeurs – O. Clément et les DDB – de publier la suite) et « Dieu est amour », Genève, 1980 (qui n’a pas été écrit de sa main mais consiste dans des notes de cours prises par un étudiant protestant).
On ne peut donc que se réjouir de la parution du présent volume, qui, avec les trois volumes de sa « Dogmatique », compte parmi les livres les plus importants du père Dumitru.
Le contenu est classique. Suivant les principales étapes de la vie spirituelle (purification - illumination - déification), il présente la vie ascétique dans son double pôle de lutte contre les passions et d’acquisition des vertus, puis la contemplation de la nature et de l’Écriture, puis l’accès à la connaissance spirituelle, puis l’amour en ses différents degrés, puis la connaissance surnaturelle dans la vision de la Lumière divine, et enfin la divinisation.
L’auteur s’inspire de la spiritualité la plus classique des Pères grecs, dont les cadres ont été précisés par Évagre (ici souvent cité) et dont le contenu a été approfondi par les Pères grecs postérieurs. C’est de saint Maxime le Confesseur que l’auteur s’inspire le plus et d’une manière constante: non seulement il l’appréciait particulièrement, mais au moment même où il écrivait ce cours, il travaillait à l’édition de ses œuvres (en 1947 parut le 2e tome de la Philocalie consacré au grand théologien byzantin, et en 1948 les « Questions à Thalassios »).
Le père Dumitru ne se contente pas se répéter les Pères : il donne à leur pensée des développements (qui l’explicitent, mais aussi la situent par rapport à des problématiques de notre époque) et parfois même la réinterprètent dans le cadre de sa propre pensée (le commentaire de Ambigua du père Dumitru, qui a également été publié en français à la suite de la traduction des « Ambigua » par le Dr. Ponsoye [éditions de l’Ancre, Paris-Suresnes, 1994] reflète souvent moins la pensée de saint Maxime que celle du père Dumitru).
Il entre aussi en dialogue avec des théologiens et des auteurs contemporains, non seulement des théologiens orthodoxes (comme V. Lossky, dont le père Dumitru critique ici partiellement la conception de l’apophatisme), catholiques (comme G. Koepgen), mais des philosophes modernes.
Le dialogue avec ces derniers constitue selon nous un point faible de ce livre, car il introduit un certain mélange des genres théologique et philosophique (une pratique qui après avoir affaibli la pensée de beaucoup de théologiens russes de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle a réduit l’impact dans le monde orthodoxe de beaucoup de théologiens roumains comme de beaucoup de théologiens grecs du XXe siècle) ; en outre il a pour conséquence que l’ouvrage soit souvent inutilement alourdi et paraisse « daté » en certaines de ses parties, car si un philosophe comme Heidegger reste aujourd’hui une grande figure, des philosophes comme Maurice Blondel ou Ludwig Binswanger (un disciple dissident de Freud) sont quasiment oubliés.
Notons encore que, d’une manière incompréhensible, la 4e de couverture présente exclusivement un résumé de la partie concernant la théologie négative et ne rend pas du tout compte du contenu de l’ouvrage dans son ensemble.
La belle préface du patriarche Daniel et l’introduction des deux traducteurs donnent en revanche un bon aperçu de l’œuvre du père Dumitru Staniloae.
Jean-Claude Larchet